Comment les hommes ont-ils pensé et pensent-ils la Méditerranée et le monde méditerranéen ? Ils l'appréhendent à la fois comme étendue, comme milieu, comme espace de relations sociales et comme culture, ces approches se recoupant et se chevauchant en partie.
La Méditerranée comme étendue ? Ce qui permet de la concevoir ainsi, ce sont les déplacements, les voyages, les échanges, ceux que l'on a soi-même effectués, ceux qu'ont réalisés les membres de son groupe – mais c'est aussi ceux dont on a eu l'écho en fréquentant des groupes voisins. Un tournant est pris lorsqu'on découvre qu'il est possible de cartographier l'étendue méditerranéenne et de la mesurer... Un pas décisif dans l'appréhension de l'espace est ainsi franchi dès la Grèce classique.
La Méditerranée comme milieu ? C'est tout autant comme environnement que comme étendue que les hommes vivent depuis toujours l'espace : n'est-ce pas du monde végétal et animal qui nous entoure que nous tirons ce qui nous permet de vivre – que les peuples traditionnels se dotent d'un genre de vie ? Les Méditerranéens prennent vite conscience de ce qui est commun à leurs genres de vie, et de ce qui les fait différer des autres. Un effort est effectué par Hippocrate pour donner une dimension scientifique à cette appréhension, mais il faut attendre le XIXe siècle et la naissance de l'écologie pour que l'appréhension du milieu devienne scientifique.
La Méditerranée comme espace de relations sociales ? Les Méditerranéens sont conscients que celles-ci se déroulent au moins à deux échelles – celles qui cimentent le groupe dont ils font partie – la tribu presque partout, la cité, pour les Phéniciens et pour les Grecs – et celles, pacifiques ou hostiles, qui se nouent avec les autres groupes. Ils distinguent les hommes libres des esclaves et opposent l'aristocratie, la ploutocratie ou la démocratie, parlent de monarchie, stigmatisent la tyrannie et soulignent la singularité des régimes impériaux. Ils contribuent ainsi de manière décisive à définir les cadres de toute pensée sociale ou politique.
Dans ces domaines, appréhender la Méditerranée, c'est d'abord mobiliser les savoirs vernaculaires que partagent tous les hommes, et qui à travers leurs expériences de la mobilité, de la maîtrise de l'environnement et des structures sociales qu'ils vivent, constituent le fonds de leurs connaissances, de leurs savoir-faire et de leurs attitudes. C'est aussi, à partir d'un certain moment, inventer de nouvelles manières de penser l'étendue, le milieu et les relations sociales. C'est passer, si l'on veut, de cultures ethnocentrées à une forme universelle de savoir – à la civilisation – et c'est en bonne partie dans le monde méditerranéen, et grâce à lui – que ce passage s'effectue.
Mais penser la Méditerranée comme culture – ou comme ensemble de cultures -, c'est prendre en compte plus directement les processus qui définissent la culture – ceux qui dotent les hommes des représentations, des connaissances, des règles et des normes qui doublent et structurent leurs instincts. C'est souligner ce qui sépare les cultures dont la transmission repose uniquement sur l'imitation et sur la parole, et qui font la part belle aux mythes, et celles qui mobilisent aussi l'écriture, le dessin et - aujourd'hui - les médias modernes. C'est montrer que la société est modelée par l'imaginaire qui se transmet ainsi d'une génération à l'autre, mais qui se déconstruit ou reconstruit aussi sans cesse. C'est comprendre que dans le monde des cités qui est celui de la Grèce, une unité supérieure, celle de tous ceux qui croient aux mêmes dieux, en l'oracle de Delphes et participent aux jeux Olympiques, partagent une même civilisation tout en appartenant à des cités différentes que des guerres opposent souvent.
Le monde méditerranéen est ainsi pensé à travers des outils qui se diffusent et y acclimatent des expériences venues d'ailleurs ; il en fait naître de nouvelles : il constitue une étape essentielle dans la marche du processus de civilisation de l'Orient à l'Occident ; il est à l'origine de la plupart des religions du livre et des métaphysiques. Il joue un rôle non négligeable dans la genèse des idéologies qui caractérisent la modernité.
Il convient donc de penser la Méditerranée à la fois en termes de cultures populaires – restées vivantes jusqu'à aujourd'hui, même si elles ont évolué au contact des civilisations qui les encadrent – et en termes de civilisations. La cohabitation de ces deux niveaux de culture y a été particulièrement longue et a donné certaines spécificités aux cultures populaires – aux morales de l'honneur qui y dominent, comme l'a souligné Julian Pitt-Rivers par exemple.
C'est cette architecture culturelle qui permet de comprendre la place de la Méditerranée dans les imaginaires du monde actuel : la Méditerranée y est perçue par certains comme un monde dont les cultures partagent un fond commun – on parle à son sujet de méditerranéité – un fonds à valeur universelle pour beaucoup, un monde basé sur les traditions populaires, sur une certaine sagesse des modes de vie, et sur un art du loisir et du dialogue. La Méditerranée est perçue par d'autres comme une terre de violence, parce que les civilisations y font violence aux cultures populaires, d'une part, s'opposent entre elles, ensuite, et que les modes de résistance et de résilience inventées par les cultures populaires méditerranéennes tirent parti des moyens modernes de transport et de communication pour remettre en cause l'équilibre de toutes les sociétés évoluées.
Penser la Méditerranée éclaire ainsi quelques-uns des problèmes essentiels de la dynamique culturelle du monde de toujours comme de celui d'aujourd'hui.