Repenser les marges au prisme de l'in/visibilité : hypothèses d'une recherche sur les « sans-abri » à Bruxelles
Elisabetta Rosa  1@  , Alain Malherbe  1, *@  
1 : Université Catholique de Louvain
* : Corresponding author

Le traitement de l'in/visibilité et des marges urbaines à l'intérieur des métropoles révèlent les transformations urbaines à l'œuvre –notamment celles produites par l'aménagement de l'espace de la ville– et les dynamiques d'exclusion et d'évitement qui y sont liées. Les réactions des politiques urbaines pour faire face à l'exode des populations fiscalement contributives traduit spatialement par la périurbanisation, se concrétisent dans la mobilisation de différents outils visant à retrouver une attractivité urbaine pour ces populations. Ainsi des attentions particulières sont accordées aux espaces publics, à l'offre de logement public et privé ainsi qu'à toute fonction qui permet d'instaurer un intérêt pour ces espaces de la part des publics visés. Le résultat se marque par une gentrification plus ou moins rapide des zones investies (Van Criekingen, Decroly 2003).

Parallèlement on constate une augmentation importante des personnes « sans-abri » à Bruxelles. Selon le dernier dénombrement de 2014, on estime la population des « sans-abri » à 2.600 personnes, soit une augmentation de 33% depuis 2010 (La Strada 2015). Cette croissance pose plusieurs questions sur les modalités de l'action publique encadrant ce phénomène. Tendue entre un rejet des « sans-abri » de l'espace public visant à rendre cette expression de la pauvreté invisible, et la mise à disposition de cette population de ressources socio-spatiales, l'action publique se retrouve dans des ambiguïtés et des conflits ayant des impacts sur les habitabilités possibles des espaces pour les personnes considérées.

Ces tensions sont accentuées par une certaine hyper-visibilité des « sans-abri » dans l'espace urbain qui amène à des perceptions de nuisances fondant le rejet et la stigmatisation qui marquent leur présence dans la ville. Ils entravent les stratégies d'attractivité des classes moyennes mises en place par les politiques urbaines visant à réguler les pratiques spatiales pour répondre aux attentes entre autres en ce qui concerne la propreté et la sécurité.

Aussi le « sans-abrisme », cas extrême de marginalité socio-spatiale, est instrumentalisé par les discours dominants en ne reconnaissant pas les modalités et les spécificités d'habiter l'espace suivant les différents parcours de vie de ces personnes. L'approche uniforme du « sans-abrisme » contribue à la construction d'une image qui se joue entre criminalisation et refus de la normalisation. La stigmatisation des comportements des « sans-abri » entraine le déploiement de dispositifs de contrôle, de sécurisation, de banalisation matérialisés entre autre par les modes d'aménagement de l'espace urbain.

Cependant, le « sans-abrisme » n'est pas une condition figée, ni toujours permanente, ni unique (Lancione 2016). Par conséquent, s'éloigner d'une lecture reifiante –qui fait du « sans-abri » un objet au statut généralisé, un « Autre » qui n'est définit que par la déviance de tout ce qui est considéré normal, central, acceptable– implique de s'interroger sur comment ce phénomène s'inscrit dans les dynamiques urbaines. La question élargit l'approche heuristique classique centrée sur le traitement socio-sécuritaire du phénomène, aux pratiques spatiales de la ville par les « sans-abri » en interagissant avec ses multiples dimensions.

Il convient de rappeler que le « sans-abrisme » est principalement visé par les politiques socio-sanitaires de lutte contre la pauvreté et l'exclusion et par des réponses d'urgence (Philippot, Galand 2003 ; Pichon 2009), tout en essayant de réduire leur « être à la rue » en mettant en place des mécanisme d'éviction de l'espace public. Les opérations de transformation urbaine contribuent à cette invisibilisation avec tous les dispositifs matériels et immatériels de mise au norme et de marchandisation de l'espace (public, mais aussi privé) que cela comporte. En même temps, les pratiques quotidiennes de ces personnes peuvent nous raconter la manière dont ils font avec les espaces de la ville (Lussault, Stock 2010), mettant parfois en défis ces tentatives d'invisibilisation ou au contraire, cherchant de se rendre invisibles pour éviter d'être poursuivis/rejetés.

Ces quelques constats servent ici de base pour une réflexion qui vise à présenter les hypothèses théoriques et méthodologiques d'une recherche au sujet des marges socio-spatiales et des « sans-abri » à Bruxelles. Le but de cette communication est d'interroger les articulations possibles entre marges urbaines et in/visibilité, en partant de l'hypothèse qu'une entrée par les marges puisse révéler –dans le sens de donner à voir– des dynamiques d'exclusion à l'œuvre qui ne se montreraient pas autrement. L'action publique accentue ou atténue les mécanismes d'exclusion par les transformations du système urbain qui prennent en compte ou non les pratiques socio-spatiales en présence dans les marges en les rendant visibles ou au contraire en tentant de les rejeter dans l'invisibilité.

 

Bibliographie

La Strada, 2015. Troisième dénombrement des personnes sans abri, sans logement, et en logement inadéquat en Région de Bruxelles-Capitale. Le 6 novembre 2014, Bruxelles.

Lancione M., 2016. The City and ‘the Homeless': Machinic Subjects. In : Frichot H., Gabrielsson C., Metzger J. (dir.), Deleuze and the City. Edinburgh : Edinburgh University Press.

Lussault M., Stock M., 2010. ‘Doing with space': towards a pragmatism of space. Social Geography, 5 : 11–19.

Philippot P., Galand B. (dir.), 2003. Les personnes sans-abri en Belgique : Regards croisés des habitants de la rue, de l'opinion publique et des travailleurs sociaux. Gent : Academia Press.

Pichon P., 2009. SDF, sans-abri, itinérant : Oser la comparaison. Louvain-la-Neuve : Presses universitaires de Louvain [En ligne] http://books.openedition.org/pucl/504.

Van Criekingen M., Decroly J.-M., 2003. Revisiting the Diversity of Gentrification: Neighbourhood Renewal Processes in Brussels and Montreal, Urban Studies, 40(12) : 2451–2468

 


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